Monologue d’un virus imprévu – traduction Roland Woerner
Je ne suis pas visible, sauf au microscope. Mon avènement vous a apporté collectivement le sentiment de la menace, de la peur, de la pensée de la mort. La menace et la peur pour votre santé, votre vie, votre style de vie et votre économie, se sont déployées en un éclair et conditionnent totalement des milliards de personnes sur la planète. Je vous ai fait considérer avec un regard différent la vie, les demandes, les relations, les objectifs, les instincts que vous manipulez avec difficulté. Moi, un virus invisible, j’ai supprimé les frontières, causant douleur et peur communes. A cause de moi vous considérez la liberté comme un second choix. Continuer à vivre suffit, quelles que soient les conditions de vie. Vous avez bien accueilli les ordres des autorités qui vous contrôlent, désormais elles savent… J’ai transformé la planète entière en prison avec comme cellules vos maisons. Je vous ai fait vous sentir heureux d’être exonérés de la responsabilité, du choix, des décisions, puisque vous ne faites qu’exécuter ce que les experts édictent. Ma menace a le même pouvoir sur les riches que sur les pauvres, elle vous fait vous sentir tous égaux. J’ai privilégié le caractère aléatoire, l’inconnu, l’incertitude, votre besoin de communication. Je suis la cause de l’annulation de décisions, de hiérarchies, de planifications, de contacts, de voyages, de projets de vie et de la notion du temps. Je vous gouverne. Vous comprenez maintenant la valeur de la vie humaine. Je vous ai forcé à la placer au-dessus des intérêts particuliers, des transactions à bas prix. Je démolis progressivement l’édifice que vous avez construit avec économies de marché, concurrence déloyale, marchés boursiers, oligopoles. Vous réalisez maintenant que la connaissance, la soif humaine de recherche, les découvertes, ont une valeur unique. Les détenteurs de la connaissance ont toujours eu le pouvoir. Leur préoccupation de nouveauté valorise leur intelligence et leurs compétences. Vous recourrez tous aux vecteurs de la connaissance. Ce sont eux qui ont le pouvoir de trouver des médicaments, des vaccins, pour vous débarrasser de la menace, de la maladie, de la mort, de moi. Maintenant, comme jamais, vous percevez le pouvoir de l’espoir, du puissant antidote à la peur qui vous a submergé. Vous espérez la découverte d’un remède, qui soit définitivement protecteur sous la forme d’un vaccin. Vous espérez que mon douloureux passage sur la planète soit aussi court que possible. Vous espérez ne pas manquer d’argent, de nourriture, de carburant, d’eau. Vous espérez être sauvé. Mais vous n’avez pas compris le grand changement que j’ai déjà apporté jusqu’à la fin de vos jours. Maintenant sont révélés la grandeur de l’âme humaine et sa petitesse. Grandeur, par la solidarité, la compassion, la lutte collective, le précieux partage, l’information vitale. Grâce à la transformation de votre opinion et à la reconnaissance de personnes que vous sous-estimiez – et railliez – hier, comme médecins, infirmières, journalistes, techniciens, policiers, militaires et bien d’autres. Petitesse, avec la bousculade barbare pour vider les rayons des supermarchés, en ignorant les besoins des autres. Avec l’achat inconséquent d’antiseptiques, de masques et d’autres biens précieux. Inflation de votre ego transgressif avec une indifférence criminelle si votre avidité est la cause de carences dramatiques pour les autres. Dans l’enceinte de vos maisons-cellules, sont testées des relations, des vérités, des endurances. Les confinés se confrontaient à ce qu’ils cachaient, ils étaient obligés à réfléchir à ce qu’ils ignoraient, à ce qu’ils considéraient comme allant de soi. Je me demande : combien d’entre vous s’aimeront encore ? Combien d’entre vous s’approcheront vraiment l’un de l’autre ? Combien se massacreront entre eux ? Combien découvriront à quel point ils sont étranger l’un à l’autre ? Combien, asservis aux conventions et aux stéréotypes, ressentiront comme fictive leur coexistence ? Combien d’entre vous pensent à leurs concitoyens qui vivent seuls, qui ont des problèmes psychologiques, qui sont malades, âgés ? Dans la crainte de ma propagation vous vivez pour la première fois cette chose inouïe : vous vous méfiez tous de tout le monde et tout le monde se méfie de vous. Bientôt, vous aurez aussi peur de vous-même. Déjà vous ne touchez pas votre visage, votre corps lui-même. Par peur. Par suspicion. Très probablement, vous finirez par me tuer. Mais je vous assure qu’après mon passage, votre monde ne sera plus le même. Je reste simplement avec la question: serez-vous devenus des bêtes sauvages ou de meilleurs humains? Que vous restiez ce que vous êtes, je l’exclus.
de GIORGOS DOUATZI Les interventions – BUREAU DE POÉSIE Mercredi 18 mars 2020